dimanche 20 décembre 2009

La technique et la science comme idéologie de Jürgen Habermas

Dans La Technique et la Science comme "idéologie", Habermas montre que la technique et la science constituent désormais l'essentiel des forces productives des sociétés capitalistes avancées. Cette situation nouvelle pose le problème de leur relation avec la pratique sociale, telle qu'elle doit s'exercer dans un monde où l'information est elle-même un produit de la technique. L'enjeu devient donc d'examiner le degré d'incidence de la rationalité scientifique sur le monde social vécu ainsi que de mesurer quelles en sont les répercussions sur le fonctionnement de la démocratie : comment le consensus social que postule la démocratie peut-il s'opérer dans des sociétés capitalistes de ce type ?


I/ La rationalité dans les sociétés capitalistes avancées


1/ La rationalité selon Weber et Marcuse


La rationalité désigne, selon Max Weber, une activité rationnelle par rapport à une fin. Elle caractérise la forme bourgeoise des échanges économiques au niveau du droit privé et la forme bureaucratique de la domination. Elle renvoie également à l'extension des domaines de la société soumis aux critères de décision rationnelle (industrialisation du travail social, urbanisation des modes de vie, technicisation des communications). Cette rationalisation croissante de la société est liée à l'institutionnalisation du progrès scientifique et technique : les sciences et techniques investissent la société et transforment les institutions, ce qui provoque la destruction des anciennes légitimations.

Marcuse reprend la notion de rationalisation à Weber en la modifiant : ce qui l'emporte ce n'est pas la rationalité en tant que telle, mais une forme inavouée de domination politique au nom de la rationalité. Or cette rationalité s'empêche de prendre en compte l'ensemble des intérêts sociaux puisqu'il s'agit d'élaborer une stratégie et d'utiliser des technologies pour un but fixé et dans une situation donnée. De plus, elle établit avec la nature et la société une relation de manipulation technique, donc une domination : ainsi « l'activité rationnelle par rapport à une fin est en vertu de sa structure même l'exercice d'un contrôle ». En fait, la rationalisation institutionnalise une domination qui n'est plus reconnue comme politique, mais qui pourtant reste malgré tout politique. La technique est donc peut-être déjà une idéologie : elle n'est pas simplement une chose que l'on utilise, mais elle sous-tend tout un projet socio-historique. Bref, la raison technique semble bien avoir, contrairement aux apparences, une finalité.

Selon Marcuse, dans les sociétés industriellement développées, la domination devient rationnelle et est de moins en moins perçue comme exploitation. Ce phénomène se caractérise par l'auto-développement d'un système qui ne cherche plus qu'à augmenter sa productivité et sa propre légitimation. Les individus se soumettent toujours plus facilement à un appareil de production qui leur permet d'améliorer leur confort. Ainsi le cadre institutionnel tire sa légitimation du progrès technoscientifique. Mêmes si les rapports de productions restent inégaux, ils sont acceptés du fait qu'ils sont présentés comme des formes d'organisation techniquement nécessaires à une société rationalisée. La rationalité est ravalée au rang d'un simple correctif à l'intérieur du système. Dans un tel système, la nouveauté tient au fait que les forces productives ne sont plus démystifiées afin de permettre une critique politique de leur légitimation, elles deviennent elles-mêmes des principes de légitimation. En conséquence, la domination s'étend non pas seulement au moyen de la technologie mais en tant que technologie. La place de plus en plus incontournable de la technique engendre une dépendance croissante des individus vis-à-vis de la technique ce qui limite leur autonomie et implique une perte progressive de leur liberté. Une soumission à la technique masque en réalité un fait politique.


2/ L'extension de la rationalité au monde vécu


La fusion entre science et technique implique pour Marcuse un certain projet : celui d'un monde déterminé par une situation historique et des intérêts de classe. L'émancipation doit donc nécessairement passer par une révolution de la science et de la technique (d'où la tentation de suivre une Science nouvelle re-mystifiant la nature). Marcuse veut élaborer une méthodologie scientifique radicalement différente. Une science nouvelle implique aussi une Technique nouvelle. Mais comment redéfinir le projet d'une technique de l'espèce humaine dans son ensemble? Il rêve d'une technique qui ne prendrait pas la nature pour objet mais qui la considérerait comme un partenaire dans une interaction possible préférant un lien fraternel à l'exploitation pure et simple. Il s'agirait de communiquer avec la nature plutôt que de la travailler ; ne pas voir comme l'idéalisme la nature comme son autre, mais reconnaître en elle un sujet et soi-même comme l'Autre de ce sujet. L'enjeu est alors bien de trouver une autre structure d'action : l'interaction médiatisée par des symboles, mais cela implique des projections du travail et du langage, des projets de l'espèce humaine en son ensemble et non d'une époque particulière.

Mais en réalité pour Habermas, le machinisme de l'univers technologique est indifférent aux finalités politiques, donc aux intérêts de classe : elle élargit seulement la rationalité au monde vécu. La preuve est qu'un ordinateur peut servir une administration qu'elle soit capitaliste ou socialiste. En revanche, comme la technologie transforme la nature et l'homme, la rationalité s'élargit aux dimensions d'une forme de vie et de la totalité historique d'un monde vécu : cela ni Weber, ni Marcuse n'ont bien réussi à en rendre compte. L'enjeu est donc de reformuler le concept de rationalisation dans le cadre d'un autre système de référence pour pouvoir discuter sur cette base la critique que fait Marcuse de Weber ainsi que de la double fonction du progrès scientifique et technique comme force productive de l'idéologie.


II/ Penser les changements institutionnels


1/ Le travail et l'interaction


Habermas remarque une nouvelle opposition au sein des sociétés capitalistes avancées entre le travail et l'interaction. Le travail est l'activité rationnelle par rapport à une fin, c'est-à-dire une activité instrumentale obéissant à des règles techniques (savoir empirique) et à une stratégie (savoir analytique). Il s'agit toujours de réaliser des objectifs définis dans des conditions données. L'interaction médiatisée par des symboles est une activité communicationnelle : elle se conforme à des normes qui définissent les attentes des comportements réciproques.

Si le travail dépend uniquement de la validité de propositions vraies, la validité des interactions est fondée sur la compréhension des intentions des acteurs agissant. Le manquement à un travail se traduit soit par un comportement incompétent, soit par un comportement déviant. L'acquisition des règles régissant un travail nous met en possession de savoir-faire. En revanche, l'interaction passe par l'intériorisation des normes sociales, ce qui nous inculque des structures de personnalité.

La distinction entre travail et interaction permet de distinguer le cadre institutionnel d'une société et les sous-systèmes d'activité rationnelle par rapport à une fin. Le cadre institutionnel d'une société renvoie au monde vécu socioculturel, à l'ensemble de normes qui guident les interactions médiatisées par le langage et où l'interaction y prédomine. Les sous-systèmes d'activité rationnelle par rapport à une fin peuvent être des domaines où soit c'est le travail qui prédomine (le système économique, l'appareil d'Etat), soit l'interaction (la famille).


2/ De la société traditionnelle à la société moderne


Dans la société traditionnelle, les systèmes sociaux répondent aux critères généraux des sociétés évoluées (division du travail, capacité de surproduction, etc.). Elle comporte un Etat centralisé et une vision du monde qui légitime efficacement la domination existante. Elle est traditionnelle parce que son cadre institutionnel repose sur le fondement d'une légitimation donnée par certaines interprétations mythiques, religieuses ou métaphysiques de la réalité dans son ensemble. Tant que le travail se tient à l'intérieur des limites d'une efficacité légitimante, elle continue à exister. Mais dès que le cadre institutionnel s'effondre, elle entre dans la période de modernisation.

Le passage des sociétés traditionnelles à des sociétés modernisées
se fait lorsque l'expansion du travail devient permanente. Le système capitaliste est le mécanisme garantit l'élargissement des sous-systèmes d'activité rationnelle par rapport à une fin, ébranlant ainsi la prééminence du cadre institutionnel par rapport aux forces productives. La forme de légitimation de la domination par une interprétation cosmologique du monde se trouve ainsi remise en cause. Les visions du monde mythiques, religieuses et métaphysique qui obéissent à la logique des relations d'interaction : elles apportent les réponses aux principales questions de l'humanité (ce sont les thèmes traditionnels de la philosophie tels que la justice, la liberté, le bonheur, la mort, etc.). Le système capitaliste est le premier mode de production dans l'histoire universelle à avoir institutionnalisé la croissance économique ainsi que son autorégulation.

Lorsque la confrontation entre le travail et l'interaction devient possible, c'est la fin de la société traditionnelle : la forme traditionnelle de légitimation fait faillite. Deux types de rationalités se confrontent : la rationalité des jeux de langage liée aux activités de communication (interaction) et la rationalité des relations entre la fin et les moyens liés aux activités instrumentales et stratégiques (travail). Le capitalisme résout ce problème car la légitimation de la domination ne descend plus du Ciel de la tradition culturelle mais peut être établie sur la base du travail social. La perception de la justice vient de l'équivalence dans les relations d'échange sur le marché. Le pouvoir politique est légitimé donc par le bas (et plus seulement par le haut en se réclamant d'une tradition culturelle).

La supériorité du mode de production capitaliste tient sur deux choses : l'expansion permanente des sous-systèmes d'activité rationnelle par rapport à une fin et la légitimation économique permettant au système de domination de s'adapter aux exigences de ces sous-systèmes en développement. Ce processus d'adaptation que Weber nomme rationalisation se fait par le bas et par le haut. Par le bas, la rationalisation exerce une pression permanente sur tous les domaines de l'existence (armée, système scolaire, famille, etc.). Des sous-cultures entraînent les individus à être à tout moment à même de « changer de registre », c'est-à-dire à passer d'une relation d'interaction à une activité rationnelle par rapport à une fin. Par le haut, la perte du caractère contraignant des interprétations cosmologiques du monde est entraînée par la mesure des critères nouveaux de la rationalité par rapport à une fin.


III/ La rencontre de la science et de la technique


1/ Scientifisation de la technique et technicisation de la science


Selon Weber, le phénomène de sécularisation se produit lorsque les visions du monde traditionnelles perdent leur puissance et leur validité comme mythes, comme religions officielles, comme rites traditionnels, comme métaphysique justificatrices, comme traditions indubitables. Elles sont transformées en éthique et en croyances subjectives qui assurent le caractère obligatoire privé des orientations modernes par rapport aux valeurs (cf. « l'Ethique protestante »). Enfin elles deviennent des constructions ayant une double fonction, à la fois critique de la tradition et de réorganisation des contenus de cette tradition. C'est alors que les idéologies apparaissent et remplacent les légitimations traditionnelles de la domination, tout en se réclamant de la science moderne, elles se justifient toujours en tant que critique de l'idéologie (les idéologies sont indissociables de la critique de l'idéologie).

La science moderne assume une fonction particulière : depuis Galilée son système de références méthodologiques reflète la perspective transcendantale d'une possibilité de disposer techniquement des choses : elles engendrent un savoir qui dans sa forme même est techniquement utilisable (même si les possibilités d'application n'apparaissent qu'ultérieurement). Jusqu'à la fin du XIXe siècle : il n'y avait pas une interdépendance entre les sciences et les techniques, ce n'est qu'ensuite que les sciences contribuent à une accélération du développement technique. Son apport au processus de modernisation est indirect. Les sciences (notamment la physique moderne) ont induit une interprétation philosophique qui rend compte de la nature et de la société à partir des sciences de la nature. C'est dans ce même esprit que se développe la notion de droit naturel.

Depuis la fin du XIXe siècle on peut remarquer deux évolutions tendancielles : l'accroissement de l'intervention de l'Etat pour assurer la stabilité du système et une interdépendance croissante de la recherche et de la technique (les sciences représentent maintenant la force productive la plus importante). Cette situation confirme la thèse de Marcuse selon laquelle la science et la technique assument à présent la fonction de légitimation de la domination.

L'interventionnisme étatique accru révèle le dysfonctionnement d'un système laissé à lui-même : pour maintenir la forme privée de mise en valeur du capital il faut avoir recours à des correctifs étatiques, ce qui re-politise le cadre institutionnel de la société. Mais dans la mesure où l'activité de l'Etat vise à la stabilité et à la croissance du système économique, la politique prend un caractère négatif : elle oriente son action en vue d'éliminer les dysfonctionnements. Bref, elle cherche des solutions aux questions d'ordre technique sans s'attacher à réaliser des finalités pratiques. L'ancienne politique prenait en compte l'idée d'une vie bonne dans la détermination des relations d'interaction. La nouvelle évacue ces problèmes d'ordre pratique. Elle engendre ainsi une « dépolitisation » de la population. L'opinion publique perd sa fonction politique. Or l'organisation du cadre institutionnel de la société reste sujette à une question qui relève de la pratique liée à la communication. Mais comment rendre plausible aux yeux des masses elles-mêmes leur propre dépolitisation ? Marcuse répond : par le fait que science et technique assument aussi le rôle d'une idéologie.

La scientifisation de la technique est une autre tendance du capitalisme avancé. Les innovations dépendaient autrefois de découvertes isolées. A présent les développements techniques sont entrés dans une relation de feed-back avec le progrès des sciences modernes. Cela est dû à l'apparition d'une recherche industrielle organisée à grande échelle.


2/ L'évolution du marxisme par rapport à une nouvelle idéologie


La théorie de la valeur travail de Marx n'a plus de sens : c'est le progrès scientifique et technique qui est devenu une source de plus-value. La conséquence est que peu à peu s'efface dans la conscience des hommes le dualisme du travail et de l'interaction. Les intérêts sociaux en viennent à coïncider avec l'intérêt d'un maintien du système : le système de rétribution de l'Etat providence implique une loyauté des masses. Bref, il en résulte une perspective où l'évolution du système social parait être déterminé par la logique du progrès scientifique et technique. On en vient ainsi à rendre légitime une technocratie où le peuple se trouve déposséder de sa fonction décisionnelle, fonction qui pourtant dans une démocratie revient au peuple. Mais le plus important est que cette idée d'une corrélation entre le système social et la logique du progrès scientifique demeure une « idéologie implicite » qui a un pouvoir de légitimation dans la conscience des masses. Cette idéologie tend à soumettre ainsi les hommes à une réification : ils sont réduits en effet à un comportement adaptatif et à une rationalisation croissante de leurs activités.

L'homme n'est pas seulement homo faber, il est aussi homo fabricatus en tant qu'il peut être lui même intégré à son appareil technique. L'activité communicationnelle supposant l'intériorisation de certaines normes, on assiste à un conditionnement des comportements.

L'intention technocratique tient lieu d'idéologie pour une politique qui tournée vers la solution de problèmes techniques, met entre parenthèses les questions de la pratique. Elle engendre également une lente érosion du cadre institutionnel. L'effacement de la distinction dans la conscience des hommes de la différence entre travail (activité rationnelle par rapport à une fin) et interaction révèle la force idéologique de la conscience technocratique.

Les concepts de lutte des classes et d'idéologie ne sont plus applicables aux transformations de la société capitaliste. L'interventionnisme de l'Etat bloque un conflit entre les classes en s'assurant la loyauté des masses. Le système de domination exclut la domination sociopolitique immédiate. Cela ne signifie pas pour autant une disparition des antagonismes de classe, mais simplement qu'ils sont devenus latents.

On remarque un déplacement des zones de conflit loin des frontières de classes vers les secteurs sous-privilégiés de la vie sociale, par exemple les conflits raciaux. Les groupes sous-privilégiés peuvent réagir dans des cas extrêmes par destruction ou autodestruction désespérées. Mais sans alliance de ces groupes avec d'autres groupes privilégiés, il manque à une guerre civile des chances d'un succès révolutionnaire. On peut également appliquer ce modèle (mais avec précaution) aux rapports entre sociétés industrielles avancées et le Tiers Monde.

Les frontières entre les classes sociales tendent à se dissoudre ce qui déforme la communication. La dialectique de la moralité se trouvant bloquée donne naissance à l'illusion de la post-histoire. Le rapport entre force productive et productivité n'est plus automatique : désormais la principale force productive c'est le progrès technique. Il devient ainsi un principe de légitimation qui n'a plus besoin de la forme ancienne de l'idéologie.


3/ Esquisse d'une nouvelle pensée de la science et de la technique


L'enjeu est donc pour Habermas de reformuler les hypothèses fondamentales du matérialisme historique. Il faudrait remplacer le couple forces productives/rapports de production par celui plus abstrait de travail et d'interaction. La science et la technique se mettent à prendre la valeur d'une idéologie de remplacement aux idéologies bourgeoises. On trouve cette idée chez Marcuse notamment.

Nous savons à présent comment adapter culturellement notre milieu à nos besoins (au lieu de nous contenter de nous adapter à la nature extérieure) : c'est la face active de notre adaptation. Mais il existe aussi une adaptation passive : celle qui correspond aux modifications du cadre institutionnel déterminées par le progrès technologique. Cette dernière adaptation est subie parce qu'inconsciente : elle est corrélative à la transformation de l'idéologie bourgeoise en une idéologie technoscientifique.

Habermas prévoit un accroissement considérable des techniques de contrôle du comportement et de la modification de la personnalité. Il est même possible que le comportement humain se retrouve à terme intégré dans des systèmes autorégulés du type homme-machine en étant soumis à un contrôle psychologique ou physiologique direct. Ce n'est qu'une hypothèse mais révélatrice des bases de la conscience technocratique : elle annonce l'évolution tendancielle d'une domination confortable de la science et de la technique qui ne se montre pas explicitement comme idéologie.

La révélation de cette idéologie implicite passe par une rationalisation du cadre institutionnel grâce à une libération de la communication, c'est-à-dire grâce à une discussion publique, exempte de domination, portant sur le caractère approprié et souhaitable des normes orientant l'action. Mais cela implique une baisse du degré de rigidité des débats et une réflexion sur ces normes qu'intériorisent les individus. Seule une « rationalisation » de ce type est capable ne donner aux membres de la société les possibilités d'une plus large émancipation. Il s'agit ici non pas d'exploiter un potentiel mais de choisir celui que nous voulons développer. Or le capitalisme avancé qui a structurellement besoin d'une opinion publique dépolitisée montre à vrai dire une résistance nette à ce type de communication.


Conclusion


Le lieu d'une rationalisation du cadre institutionnel ne peut avoir lieu que dans une opinion publique (qui est à l'heure actuelle manipuler par les mass media selon Habermas). Pour l'instant les définitions admises officiellement portent sur ce que nous voulons avoir pour vivre et non pas sur le problème de savoir comment nous aimerions vivre.

Habermas note que le potentiel contestataire est surtout actif chez certains groupes d'étudiants et de lycéens. Or il s'agit souvent d'un groupe privilégié économiquement et socialement. Ils sont moins orientés que les autres vers des objectifs d'ordre privé comme celui de réussir une carrière professionnelle (ils présentent un caractère d'immunité vis-à-vis de la conscience technocratique, c'est pourquoi on les retrouve souvent dans les sciences sociales). Il lutte également non pour avoir plus de gratification sociale mais justement contre cette compensation gratificatrice (revenu et loisir).

Habermas termine sur une lueur d'espoir, celle de voir à long terme la protestation des étudiants détruire cette idéologie de la performance individuelle et ainsi saper les fondements de la légitimation du capitalisme avancé qui ne sont couverts que par la dépolitisation.


samedi 19 décembre 2009

Trois Discours sur la condition des Grands de Blaise Pascal

Trois Discours sur la condition des grands : Suivis de Pensées sur la politique (1670) ont pour ambition de remédier aux trois défauts auxquels le pouvoir porte : la méconnaissance de soi-même, l'irrespect de ce qui est dû et le mépris de la concupiscence. Leur attribution à Pascal reste soumise à caution. Pascal ne les aurait jamais écrits, même s'il ambitionnait un Traité pour l'éducation du Prince qui ne vit jamais le jour et que le sujet, assurait-il à ses proches, l'intéressait. On retrouve néanmoins dans ces Discours une thèse chère à Pascal qui est celle de la dimension symbolique et secrète du pouvoir. La parabole du naufragé, qui ouvre le premier discours, esquisse une image du pouvoir : sans autre légitimité que celle de sa représentation, le roi doit entretenir l'ambigüité à l'égard des autres hommes sur l'origine de son pouvoir tout en se gardant de s'abuser lui-même. Le secret du roi, c'est qu'il n'est justement pas le roi : tout lui vient du hasard.


I/ La méconnaissance de soi-même


La condition des Grands peut être comparée à un naufragé qui échoue sur une île déserte et qui est pris comme roi par ses habitants. A l'égard du peuple, ce naufragé est roi, mais à l'égard de lui-même, il sait qu'il tient sa fonction du hasard. De même, la position de noble ne dépend que du hasard, d'un mariage, d'une rencontre ou d'une naissance. Elle est garantie par la seule volonté des législateurs, mais elle ne résulte d'aucun droit naturel. Le droit positif aurait très bien pu décider que les choses possédées par les ancêtres reviennent à la République après leur mort. Le titre de Grand n'est pas un titre de nature, mais le résultat d'un établissement humain. Il n'est pas fondé sur une quelconque qualité ou sur un quelconque mérite. Leur condition ne se rattache à aucun lien naturel.

Le Grand doit avoir « une double pensée » : une pensée publique qui le fait agir à l'égard des autres hommes selon son rang, et une pensée « plus cachée mais plus véritable » qui lui fait garder à l'esprit que rien ne le place naturellement au-dessus d'eux. Il est nécessaire que le peuple qui admire, ne connaisse pas le secret de cette double pensée. Il doit croire que la noblesse est une grandeur réelle. Mais il ne faut pas abuser de cette élévation avec insolence. Se méconnaître consiste justement à croire que son être est plus élevé que celui des autres. L'oubli de l'état nature est une méconnaissance qui est une sottise et une folie.

Pour combattre l'oubli de soi-même, il faut se regarder intérieurement comme égaux à tous les hommes et se persuader que les mérites que Dieu nous a donné ne justifient pas que l'on traite les autres avec insolence. « Tous les emportements, toute la violence, et toute la vanité des Grands vient de ce qu'ils ne connaissent point ce qu'ils sont ». Seul un oubli de soi-même peut faire croire que l'on possède une excellence réelle au-dessus des autres. Il s'agit donc de se préserver d'une illusion.


II/ L'irrespect de ce qui est dû


Il existe deux sortes de Grandeurs : la Grandeur d'établissement et la Grandeur naturelle. La Grandeur d'établissement est celle qui dépend de la volonté des hommes. Afin d'assurer l'ordre, les hommes choisissent arbitrairement que tel état doit être honoré et point d'autre : c'est le cas de la noblesse dans certains pays, des roturiers dans d'autres. Dans ce cas, c'est l'établissement qui rend la Grandeur juste et non pas la nature. La Grandeur naturelle est indépendante de la fantaisie des hommes. Elle renvoie aux qualités réelles et effectives de l'âme ou du corps telles que les sciences, l'esprit, la vertu, la santé ou la force.

Chacune de ses Grandeurs inspire un respect qui lui est propre : le respect d'établissement et le respect naturel. Le respect d'établissement renvoie aux cérémonies extérieures qui peuvent être parfois accompagnées d'une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre. Ce sont les conventions de bienséance à l'égard des rois et des princes. Il est sot de refuser ces devoirs, car cet honneur ne s'attache à aucune qualité réelle. Le respect naturel consiste dans l'estime. Il n'est dû qu'aux Grandeurs naturelles. En conséquence, s'il est d'usage que l'on salue un Duc d'une certaine manière, il n'est absolument pas nécessaire qu'il reçoive une estime particulière. Les devoirs extérieurs que l'ordre des hommes attache à la naissance n'est donc pas incompatible avec un mépris intérieur pour la bassesse d'esprit d'un individu.

Seul le respect d'établissement est dû à la Grandeur d'établissement : un Grand ne doit donc pas exiger plus que ce qu'il ne lui ait dû, car cela apparait comme une injustice visible. L'injustice consiste à attacher les respects naturels à la Grandeur d'établissement. Si un grand Géomètre veut passer devant un Duc, comme il est d'usage que le Duc passe en premier et que la Grandeur en science est naturelle, le Géomètre est dans l'erreur : c'est au Duc de passer devant. En revanche, le grand Géomètre, s'il fait preuve de ses qualités, est en droit d'obtenir du Duc son estime, étant donné que lui refuser serait contrevenir à la justice.


III/ Le mépris de la concupiscence


Ce que les Grands ignorent le plus, c'est leur condition véritable. Etre grand Seigneur, « c'est être maître de plusieurs objet de la concupiscence des hommes, et ainsi pouvoir satisfaire aux besoins et aux désirs de plusieurs ». L'attirance des hommes pour un Seigneur vient des besoins et des désirs qu'ils ont. Le pouvoir vient de ce que les hommes espèrent obtenir une partie des biens dont un autre dispose.

De même que Dieu est le Roi de la charité car il est environné d'hommes qui lui demandent des biens de la charité, de même, un Grand est le Roi de concupiscence car il est environné de personnes qui lui demandent des biens de la concupiscence. La concupiscence désigne la possession des choses que la cupidité des hommes désire. C'est la concupiscence qui attache les hommes au Grand. Or un Grand ne doit pas prétendre régner par autre chose que ce qui le fait Roi. Ce n'est pas la force et la puissance naturelle qui lui assujettissent les hommes, mais la concupiscence. Par conséquent, il ne peut pas prétendre les dominer par la force ou les traiter avec dureté. Le vrai Roi de la concupiscence doit contenter les justes désirs des hommes, soulager les nécessités, mettre son plaisir à être bienfaisant et les avancer autant qu'il peut.

Mais un Grand ne doit pas demeurer à sa tâche de Roi de la concupiscence, il doit aussi aspirer au royaume de la charité. Les quelques conseils donnés si avant, suffisent pour être un honnête homme, mais pas pour éviter de se perdre ou de se damner. C'est pourquoi le mépris de la concupiscence et l'aspiration au règne de la charité doivent accompagner le règne de la concupiscence.


Le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau

Du contrat social de Jean-Jacques Rousseau est l'un des ouvrages les plus célèbres de philosophie politique. Partant d'un paradoxe : « l'homme est né libre, et partout il est dans les fers », le citoyen de Genève se lance à la recherche d'une règle d'administration légitime permettant de concilier la justice et l'utilité. Elle doit aboutir à l'énoncé des Principes du droit politique (qui est le sous-titre du livre), c'est-à-dire des principes rationnels qui fondent la légitimité des lois. Pour cela, Rousseau part des hommes tels qu'ils sont et des lois telles qu'elles peuvent être. Son point de vue est donc d'emblée normatif : il ne dit pas ce qui est mais ce qu'il faut faire. Les quatre livres qui divisent l'ouvrage suivent le mouvement suivant : après avoir défini les principes de l'autorité politique (livre I et II), Rousseau dresse un panorama des différents moyens permettant de les appliquer (livre III et IV).

I/ La définition des principes de l'autorité

1/ Les conditions essentielles du pacte social

Rousseau cherche à déterminer le principe de légitimité de tout ordre politique en opérant une critique des anciens systèmes de justification de l'autorité : la figure paternaliste de l'autorité naturelle, le droit du plus fort et la servitude contractuelle. L'autorité naturelle procède par analogie avec la famille. Certes, la famille est la plus ancienne et la plus naturelle des sociétés. Elle sert de premier modèle aux sociétés politiques : par analogie, le chef est le père, le peuple est l'enfant. Mais si l'aliénation de la liberté de l'enfant se fait pour son utilité, celle du peuple se fait au profit du plaisir de commander du chef. Il n'y a donc pas réciprocité. En outre, être le plus fort est insuffisant pour garantir un droit : comme « le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir », il faut à un moment qu'il justifie l'obéissance d'autrui en faisant passer la contrainte qu'il exerce pour un droit. Mais l'obéissance est un acte de la volonté qui n'oblige en rien à céder à une puissance illégitime. Enfin, les théories de la servitude contractuelle défendent l'idée qu'un peuple peut aliéner sa liberté et se rendre esclave d'un maître en passant une convention où il échange sa liberté contre la tranquillité civile. Mais observe Rousseau, le gain à l'échange n'est pas évident si le peuple doit sa tranquillité à un cachot. Mieux : aucun homme ne peut renoncer à sa liberté sans corrélativement abandonner sa qualité d'homme et donc ses devoirs. Une clause permettant de tout exiger d'un homme annule le contrat puisque il doit y avoir un équivalent à l'échange. Justifier l'asservissement par la suite d'une guerre n'est pas non plus acceptable puisqu'une guerre n'est pas une relation d'homme à homme, mais une relation d'Etat à Etat. La guerre finie, l'ennemi redevient un homme que l'on ne peut asservir légitimement en échange de sa vie sauve.

Le vrai fondement de la société est « l'acte par lequel un peuple est un peuple » : la passation d'un pacte social. A l'état de nature, la survie des hommes est menacée de manière permanente. Ils doivent donc s'unir pour former une agrégation de forces et agir de concert. L'enjeu est de trouver une forme d'association qui protège la force commune ainsi que chaque associé, et assure que chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant. Cette force d'association est le contrat social. Dans le contrat social, chaque homme met en commun sa personne et sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale de manière à former un corps politique indivisible.

La liberté de chacun est garantie par l'abandon des droits individuels à la volonté générale qui élève le peuple à l'état moral de souverain et les hommes au statut de citoyens. Un individu peut avoir une volonté particulière contraire à la volonté générale qu'il a comme citoyen car son intérêt particulier peut aller à l'encontre de l'intérêt commun. Pour éviter qu'il jouisse des droits du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet, le pacte social renferme comme engagement tacite que le refus d'obéir à la volonté générale entraîne une contrainte de tout le corps : c'est ainsi « qu'on le forcera d'être libre ». Par le contrat, l'homme perd sa liberté naturelle dont les bornes sont les forces de l'individu, mais il gagne une liberté civile dont les limites sont la volonté générale. Cette liberté nouvelle que l'homme acquiert en passant de l'état de nature à l'état civil introduit un changement dans sa conduite puisqu'il substitut la justice à l'instinct. Cette liberté morale rend l'homme vraiment maître de lui : « car l'impulsion du seul appétit est esclavage, et l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté ».

2/ La Législation

La volonté générale peut seule diriger les forces de l'Etat selon la fin de son institution, qui est le bien commun, et ne peut être limitée en rien si ce n'est par sa compétence générale. L'opposition des intérêts particuliers rend nécessaire l'établissement de la société. Cet établissement n'est possible que lorsque ces intérêts particuliers s'accordent pour devenir un intérêt commun. L'intérêt commun forme le lien social et rend possible l'existence de la société. Par conséquent, la société ne doit être gouvernée que par cet intérêt commun. Le Souverain est l'être collectif qui gouverne la société et la souveraineté est l'exercice de la volonté générale. Un acte de souveraineté est un acte de volonté générale, c'est-à-dire qu'il n'engage pas un supérieur vis-à-vis d'un inférieur, mais est une convention entre chaque membre qui est légitime (sa base est le contrat social), équitable (commune à tous), utile (elle n'a pas d'autre objet que le bien général) et solide (son garant est la force public et le pouvoir suprême). « Tant que les sujets ne sont soumis qu'à de telles conventions, ils n'obéissent à personne, mais seulement à leur propre volonté ». Cette souveraineté n'a de limites que l'engagement mutuel des citoyens. En revanche, le Souverain ne peut pas charger un sujet plus qu'un autre, car son pouvoir est fondé sur sa généralité (il n'a pas de compétence dans une affaire particulière).

La souveraineté est « inaliénable, indivisible et toujours droite ». Elle est inaliénable parce que la volonté générale du souverain est une volonté qui est en acte, elle ne peut pas dire ce que les hommes voudront demain. Elle est indivisible car ce qui fait la généralité de la volonté, c'est qu'elle émane du corps du peuple uni par son intérêt commun et non de tel groupe doté d'une volonté particulière. Elle est toujours droite et tend toujours à l'utilité publique parce qu'elle a en vue le bien commun. Cela ne signifie pas que le peuple est infaillible, mais qu'il ne peut pas être corrompu. La volonté générale ne s'identifie pas avec la volonté de tous, elle n'est pas une somme de volontés particulières. Pour cette raison, Rousseau se prononce contre les corporatismes, car ils sont vecteurs de tromperie. Il fait ainsi la différence entre vouloir le bien, ce que le peuple veut toujours, et voir le bien, ce sur quoi il peut être trompé.

Le Législateur rédige les lois en les adaptant au peuple considéré et le peuple souverain les entérine : il conserve son droit législatif. Le Législateur est le guide de la volonté générale, il l'aide à voir les objets tels qu'ils sont et la prémunit des séductions des volontés particulières. Ce législateur est une « intelligence supérieure », un « homme extraordinaire dans l'Etat » : son rôle n'est rien de moins que de parvenir à changer la nature humaine par les lois. Il ne peut employer ni la force ni les raisonnements, mais seulement recourir à une autorité entraînant sans violence et persuadant sans convaincre : la religion civile. La religion est pour Rousseau un instrument du politique. En outre, le législateur doit examiner si le peuple auquel il destine ses lois peut les supporter. Il doit prendre garde à la taille de l'Etat, à la démographie et à la géographie du territoire. Il dispose de divers systèmes de Législation (presque autant qu'il existe de peuples différents). Ils ont tous pour fin le plus grand bien de tous, ce qui repose sur deux moyens : la
liberté (toute dépendance particulière est autant de forcé ôtée au corps de l'Etat) et l'égalité (la liberté ne peut subsister sans l'égalité).

II/ Les modalités d'application pratique de la forme gouvernementale retenue

1/ La forme du Gouvernement : les lois politiques

Le Gouvernement est « un corps intermédiaire établi entre les sujets et le Souverain » et qui est « l'exercice légitime de la puissance exécutive ». Sa fonction est d'exécuter les lois et d'assurer le maintien de la liberté civile et politique. Il reçoit du Souverain les ordres qu'il donne au peuple. De même que toute action a libre a deux causes : une cause morale qui est la volonté qui détermine l'acte et une cause physique qui l'exécute, de même il faut distinguer la puissance législative qui appartient au peuple et la puissance exécutive qui appartient au Gouvernement. Le Gouvernement ne relève pas de la généralité, mais de la particularité : ses actes ne sont pas des lois mais des décrets. Les membres du gouvernement sont les magistrats. Ils doivent partager un « moi particulier », c'est-à-dire une sensibilité commune qui leur fasse toujours préférer leur propre sacrifice à celui du peuple.

Les Gouvernements ont différentes formes possibles (démocratique, aristocratique et monarchique) et peuvent recourir à de nombreuses combinaisons dans la réalité. Il n'existe pas de manière absolue une meilleure forme de Gouvernement, tout dépend des cas particuliers. Par exemple, le Gouvernement démocratique convient mieux aux petits Etats et la Monarchie aux grands. La Démocratie est la forme de gouvernement dans laquelle le Souverain fait que tout le peuple gouverne. Tous les citoyens sont en mêmes temps des magistrats, de sorte que l'on peut parler d'un « Gouvernement sans Gouvernement ». En ce sens, la démocratie est une utopie : « à prendre le terme dans la rigueur de l'acception, il n'a jamais existé de démocratie et il n'en existera jamais ». La Démocratie est un régime qui demande beaucoup de vigilance et de courage, à tel point qu'il convient plus à des Dieux qu'à des hommes. L'Aristocratie est le Gouvernement d'un petit nombre. Le Gouvernement et le Souverain sont deux personnes morales dotées d'une volonté générale, mais l'une à l'égard des citoyens, l'autre à l'égard de l'administration. L'Aristocratie peut être naturelle, élective et héréditaire, mais l'aristocratie élective est la meilleure car non seulement elle permet de distinguer le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, mais en plus elle garde le choix de ses membres. Plus généralement, « c'est l'ordre le meilleur et le plus naturel que les plus sages gouvernent la multitude quand on est sûr qu'ils la gouverneront pour son profit et non pour le leur ». La Monarchie est le gouvernement d'un seul. La personne morale du Gouvernement ne fait alors qu'un avec une personne physique et la volonté générale tend à s'identifier à la volonté du Prince, ce qui assure une certaine vigueur du pouvoir. En revanche, nulle autre forme ne tend plus vers l'absolutisme, puisque la volonté particulière du Prince peut dominer et conduire non plus vers la félicité la publique, mais vers le préjudice de l'Etat.

Tout Gouvernement a tendance à substituer sa propre voix à la volonté générale. La fin de l'association politique est la conservation et la prospérité des membres, donc le signe d'un bon Gouvernement est celui du nombre et de la prospérité de la population. « Comme la volonté particulière agit sans cesse contre la volonté générale, ainsi le Gouvernement fait un effort continuel contre la Souveraineté », cela peut amener le Prince à rompre le traité social. La dissolution de l'Etat intervient lorsque soit le Prince n'administre plus l'Etat selon les lois et usurpe le pouvoir souverain, soit lorsque les membres du Gouvernement exerce séparément le pouvoir qu'ils exercent normalement en corps. Dans ce cas, l'abus du Gouvernement prend le nom d'anarchie : la Démocratie dégénère en Ochlocratie, l'Aristocratie en Oligarchie et la Royauté en Tyrannie.

Des mécanismes doivent être mis en place pour éviter la dégénérescence de l'Etat comme des assemblées régulières du peuple et des mécanismes de consultation directe. « Le corps politique, aussi bien que le corps de l'homme, commence à mourir dès sa naissance et porte en lui-même les causes de sa destruction ». Mais si la constitution de l'homme est l'ouvrage de la nature, celle de l'Etat est l'ouvrage de l'art. Il dépend donc des hommes que l'Etat ne meure pas. Or si l'Etat subsiste, ce n'est pas au moyen de lois, mais par le pouvoir législatif. Pour que l'autorité souveraine se maintienne elle doit se réunir fréquemment, c'est-à-dire que le peuple doit pouvoir tenir des assemblées. A l'instant où le peuple est légitimement assemblé en corps souverain, la juridiction du gouvernement cesse et la puissance exécutive est suspendue. Par le contrat social, les citoyens sont tous égaux : nul ne peut exiger d'un autre ce qu'il ne fait pas lui-même. L'acte par lequel est institué un Gouvernement n'est pas un contrat entre le peuple et ses chefs, car le Souverain n'est lié à rien d'autre qu'à lui-même et un tel contrat qui lie le peuple à une personne est particulier. L'acte qui institue le Gouvernement n'est pas un contrat mais une loi. Cela signifie que quand bien même un peuple instituerait un Gouvernement du type de celui d'une monarchie héréditaire, rien ne s'opposerait alors à ce qu'il mette fin à ce Gouvernement, si ce dernier contrevenait au bien public. Il faut cependant distinguer l'acte régulier du tumulte séditieux, ce qui n'est pas évident. La meilleure façon d'éviter que les clameurs d'une faction l'emportent sur la volonté de tout un peuple est de permettre périodiquement les assemblées du peuple. L'ouverture de ces assemblées dont l'objet n'est que le maintien du traité social doit se faire par deux propositions séparées et insupprimables : la conservation par le Souverain de la forme du Gouvernement et la prorogation des magistrats du Gouvernement. Aucune loi dans l'Etat n'est irrévocable, pas même le pacte social.

La Souveraineté consiste essentiellement dans la volonté générale, elle ne peut donc pas être représentée. Rousseau prend position contre le régime représentatif : ce type de régime arrive lorsque le tracas du commerce et l'intérêt du gain l'emporte sur le souci par les citoyens du service public : « ce mot de finance est un mot d'esclave ; il est inconnu dans la Cité ». Il s'agit d'un « attiédissement de l'amour de la patrie ». Les députés ne peuvent pas être des représentants, mais seulement des commissaires qui ne peuvent rien conclure définitivement : « toute loi que le Peuple en personne n'a pas ratifiée est nulle ; ce n'est point une loi ».

2/ Les moyens d'affermir la constitution de l'Etat

Le système politique romain et ses institutions peuvent servir de modèle à l'établissement de la légitimité politique. Un Etat bien gouverné n'a besoin que de peu de lois. Rousseau fait l'éloge de la simplicité des Romains, de leurs maximes morales et des ressorts de leur Etat. Il voit dans la subtilité politique l'ennemie de la paix, de l'union et de l'égalité. La présentation de l'historique de la police romaine a pour objectif de montrer comment les Romains traitent des affaires publiques en réunissant 200 000 hommes dans les assemblées du peuple : les Comices. Le peuple romain est divisé en plusieurs parties pour le recueillement des suffrages. Rousseau valorise la division des Comices par Centuries car elles associent tous les citoyens. Il attribue le déclin de la République romaine au fait que le peuple est devenu de plus en plus corrompu et que le gouvernement n'a pas su adapter des lois qui convenaient seulement à un bon peuple.

On vérifie la santé du corps politique au degré de concert qu'il existe dans les assemblées : plus les avis se rapprochent de l'unanimité, plus la volonté générale est dominante. Les dissensions et le tumulte annoncent le déclin de l'Etat. Une seule loi exige par sa nature un consentement unanime : le pacte social. Les opposants au pacte social sont des étrangers parmi les citoyens. Hors de ce contrat, le fonctionnement est assuré par la voix de la majorité. Lorsqu'il vote, un citoyen juge si la proposition est conforme à sa conception de la volonté générale.

Il peut arriver cependant que l'Etat traverse des crises. Pour limiter leur impact, Rousseau prévoit trois dispositifs : le Tribunat, la Dictature et la Censure. Le Tribunat vise à protéger le Souverain du Gouvernement ou le Gouvernement du Peuple. Il s'agit d'une magistrature particulière qui joue le même rôle que le Tribun du peuple à Rome. Il n'est pas une partie constitutive du pouvoir législatif ou exécutif, mais il dispose d'une dimension sacrée en tant que défenseur des lois. Il est un appui de la bonne constitution. La Dictature est un dispositif visant à éviter une inflexibilité des lois qui pourrait causer la perte d'un Etat en crise. Comme le Législateur ne peut jamais tout prévoir, il faut permettre une altération temporaire de l'ordre public lorsqu'il en va du salut de la patrie. Cette altération consiste à renforcer l'activité d'un Gouvernement en concentrant son activité dans un ou deux de ses membres. Il est possible également de nommer un chef suprême qui soit au-dessus des lois et suspende un moment l'autorité souveraine. Pour éviter les dérives, il importe de fixer la durée à un terme très court, celui suffisant au redressement de l'Etat, car passé ce délais la Dictature devient tyrannique. La Censure est également nécessaire car elle permet la déclaration du jugement publique. Le tribunal censorial n'est pas l'arbitre de l'opinion du peuple, mais le déclarateur de cette opinion. Comme l'opinion décide chez tous les peuples du choix de leurs plaisirs, la censure doit avoir pour rôle d'épurer les mœurs en redressant l'opinion. Selon Rousseau, « les opinions d'un peuple naissent de sa constitution », c'est la législation qui fait naître les mœurs, elle doit donc garantir leur maintien. En revanche, la Censure n'a pas de rôle positif : elle ne peut pas rétablir les mœurs, mais seulement les maintenir.

Le contrat social se termine sur l'exposé de la religion civile qui peut être considérée comme un dispositif essentiel permettant d'assurer la vie sociale. « Les hommes n'eurent point d'abord d'autres Rois que les Dieux (…). Il faut une longue altération de sentiments et d'idées pour qu'on puisse se résoudre à prendre son semblable pour maître, et se flatter qu'on s'en trouvera bien ». Cette solidarité entre la religion et politique explique la diversité des croyances. Au départ, chaque religion était uniquement rattachée aux lois de l'Etat. Les choses changent avec la religion chrétienne qui sépare le royaume de l'autre monde et celui d'ici bas. De cette double puissance résulte un conflit de juridiction entre le prêtre et le maître de l'Etat qui rend toute bonne politie impossible. Pour cette raison, le philosophe Hobbes propose de réunir les deux têtes de l'aigle et de tout ramener à l'unité politique.

La religion peut être de trois sortes : la religion de l'homme, la religion du citoyen et la religion du prêtre. La religion du prêtre est mauvaise parce qu'elle rompt l'unité sociale : elle donne aux hommes deux législations et les empêche d'être à la fois dévot et citoyen. La religion du citoyen est propre à un pays : elle est bonne parce qu'elle réunit le culte divin et l'amour des lois, mais elle est mauvaise parce qu'elle est fondée sur le mensonge. Enfin la religion de l'homme est un théisme que Rousseau considère comme véritable, mais qui n'a pas de relation particulière avec le corps politique. Or « il importe à l'Etat que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs ». Les dogmes de cette quatrième sorte de religion ne se rapportent qu'à la morale et aux devoirs. Elle laisse chacun libre de ses opinions. Seul lui importe que les hommes soient de bons citoyens. « Il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au Souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de Religion, mais comme sentiment de sociabilité, sans lesquels il est impossible d'être de bon citoyen ni sujet fidèle. Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l'Etat quiconque ne les croit pas ». Ces dogmes doivent être simples et en nombre limité. La tolérance reste de mise, mais Rousseau considère que la tolérance civile est inséparable de la tolérance théologique. « Maintenant qu'il n'y a plus et qu'il ne peut plus y avoir de Religion nationale exclusive, on doit tolérer toutes celles qui tolèrent les autres, autant que leurs dogmes n'ont rien de contraire aux devoirs du citoyen ».

Conclusion

Le Contrat social montre que les principes sur lesquels repose une association politique sont le Souverain, la volonté générale et le Gouvernement. Ce qui fonde la légitimité de tout Etat est le pacte social par lequel tous les membres décident de vivre ensemble sans que leur liberté n'ait à souffrir de l'arbitraire d'un quelconque particulier. La volonté générale est un principe que d'aucuns considèrent comme obscur, mais qui l'est surtout par sa simplicité : « tant que plusieurs hommes réunis se considèrent comme un seul corps, ils n'ont qu'une seule volonté, qui se rapporte à la commune observation, et au bien-être général ». Rousseau se méfie des subtilités politiques et en reste à la généralité de l'intérêt commun au nom de la particularité de chaque peuple, ce qui l'oblige à s'en remettre au bon Législateur pour les cas d'espèce. On peut voir là une sorte de deus ex machina un peu facile. Ce serait oublier que la science politique n'est pas une science exacte, mais une science de l'homme qui nécessite pour sa pratique, un souci aigu de la chose politique, toujours particulière, toujours changeante.

Bibliographie

L'édition GF Flammarion est accompagnée d'une éclairante présentation écrite par Bruno Bernardi.

mardi 15 décembre 2009

Le Savant et le Politique de Max Weber

Le Savant et le Politique de Max Weber est un livre qui réunit deux conférences prononcées en 1919 à l'université de Munich. La première est intitulée « La vocation de savant » où il est question du rapport que doit entretenir le professeur d'université ou le scientifique avec les valeurs. La seconde, « La vocation de politique » traite du comportement éthique de l'homme politique. Ces deux conférences ont comme particularité commune de redéfinir la vocation, qu'elle soit scientifique ou politique, dans un monde désenchanté, où dominent la légitimité légale rationnelle et l'organisation marchande.


I. Le métier et la vocation de savant


Les grands instituts de science sont devenus des entreprises du capitalisme d'Etat. Certes cela amène des avantages techniques mais il y a maintenant une grande différence entre le chef de cette grande entreprise et le vieux style du professeur titulaire, et l'on voit apparaître comme partout ailleurs où s'implante une entreprise capitaliste, son phénomène spécifique qui aboutit à « couper le travailleur des moyens de production ». Grâce à la rationalisation, la science est parvenue à un stade de spécialisation jamais atteint auparavant. Mais cette rationalisation ne signifie pas que nous avons une connaissance générale croissante des conditions dans les quelles nous vivons. Elle consiste à « désenchanter le monde » du fait que nous croyons qu'à chaque instant nous pouvons, si nous le voulons, nous prouver qu'il n'existe pas de puissance mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de la vie : nous sommes persuader que « nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision ». A la différence du monde enchanté du sauvage qui croit en l'existence de puissances qu'il peut maîtriser par des moyens magiques, la rationalisation est le recours systématique à la technique et à la prévision.

L'homme civilisé placé dans une civilisation qui s'enrichit continuellement de savoirs peut se sentir « las » de la vie car il ne peut saisir que du provisoire et jamais du définitif. Jadis les hommes pouvaient se dire satisfaits de leur vie parce qu'ils étaient installés dans un cycle organique, à leur mort, elle leur avait apporté tout le sens qu'elle pouvait leur offrir. Aujourd'hui Tolstoï nous dit que la mort n'a pas de sens pour l'homme civilisé. Plongée dans le progrès infini, sa vie ne semble plus avoir de fin. C'est pourquoi la vie et la mort à ses yeux sont des événements privés de signification. La jeunesse perçoit alors les constructions intellectuelles de la science comme un royaume d'abstractions artificielles s'efforçant de recueillir la sève de la vie réelle, mais sans jamais réussir.

Pour Tolstoï, la science n'a pas de sens car elle ne nous donne pas de réponse pour savoir comment vivre. En effet, on ne peut pas prouver que le monde dont elles font la description mérite d'exister, qu'il a un « sens » ou qu'il n'est pas absurde d'y vivre. Toutes les sciences de la nature nous donnent une réponse à la question : que devons nous faire si nous voulons être techniquement maître de la vie ? Mais elles ne peuvent solutionner celles-ci : cela a-t-il au fond un sens ? Devons nous et voulons nous être techniquement maître de la vie ? Aucun scientifique n'est en mesure de démontrer que la science possède une valeur en soi, si elle en a une c'est seulement en tant que vocation. Par exemple, on parle de la vocation du médecin : son devoir du médecin consiste dans l'obligation de conserver la vie et de diminuer autant que possible la souffrance. Grâce aux moyens dont il dispose il maintient en vie le moribond, même si celui-ci l'implore de mettre fin à ses jours. Mais jamais la médecine ne se pose la question de savoir si la vie mérite d'être vécue et dans quelles conditions. C'est la même chose pour l'art et le droit.

La vocation du professeur est une « œuvre morale » qui doit permettre à l'étudiant de s'arracher du déterminisme des valeurs. Le professeur ne doit en aucune façon imposer à son auditoire une quelconque prise de position : la politique n'a pas sa place dans la salle de cour d'une université. Il s'agit d'analyser scientifiquement des structures politiques et des doctrines de partis, et non de prendre des positions pratiques. Chaque fois qu'il fait intervenir son propre jugement de valeur, il n'y a plus de compréhension intégrale des faits. Or il doit parvenir à soumettre les phénomènes aux mêmes critères d'évaluation par tous, du catholique à l'athée, et même si c'est impossible, il doit en avoir l'ambition et se faire un devoir d'être utile à l'un et à l'autre. Certes un catholique sera forcément en opposition avec le professeur en ce que la science refuse la soumission à une autorité religieuse. Mais le croyant connaîtra les deux positions. Cette science sans présuppositions exige de sa part le simple souci de reconnaître que le cours des choses doit être expliqué sans l'intervention d'aucun élément surnaturel auquel l'explication empirique refuse un caractère causal.

Le professeur doit apprendre à ses élèves à reconnaître qu'il y a des faits inconfortables, c'est-à-dire désagréables à l'opinion personnelle d'un individu. Divers ordres de valeurs s'affrontent dans le monde : par exemple une chose peut-être belle non seulement parce qu'elle n'est pas bonne mais précisément par ce en quoi elle n'est pas bonne (Les fleurs du mal de Baudelaire). On ne peut trancher scientifiquement la question de la valeur. Par exemple, un chrétien qui n'oppose pas de résistance au mal ou encore la parabole des deux joues, ne sont pas réfutables scientifiquement et pourtant il est clair que ces préceptes évangéliques font l'apologie d'une éthique qui va contre la dignité. Suivant les convictions profondes de chaque être, l'une des éthiques prendra le visage du diable, l'autre celle du dieu et chaque individu aura à décider, de son propre point de vue, qui est dieu et qui est diable. La religion catholique se voulait la vérité une et apostolique en vue d'une morale pour tous, mais aux prises avec la réalité de la vie, elle s'est vue contrainte de consentir peu à peu à des compromis dont nous a instruit l'histoire : « Tel est le destin de notre civilisation : il nous faut à nouveau prendre conscience de ces déchirements, que l'orientation prétendue exclusive de notre vie en fonction du pathos grandiose de l'éthique chrétienne avait réussi à masquer pendant mille ans ».

L'erreur de la jeunesse est d'attendre du professeur autre chose que « des analyses et des déterminations de faits », en ce cas elle cherche en lui un chef et non un professeur. Il ne faut pas oublier que la valeur d'un être humain ne dépend pas fatalement de ses qualités de chef, sans compter que les individus qui se prennent pour les chefs sont en général les moins aptes à cette fonction. En tout cas, les dispositions qui font d'un homme un savant éminent et un professeur d'université ne sont pas les mêmes que celles qui pourraient faire de lui un chef de la conduite pratique.

Le problème de la vocation de la science en elle même est celui de l'apport positif de la science la vie pratique. La science met à notre disposition des connaissances pour dominer techniquement la vie par la précision (aucune différence avec la marchande de légumes). Elle apporte des méthodes de pensées, c'est-à-dire des instruments et une discipline (ce que n'apporte pas une marchande de légumes mais elle reste un moyen de s'en procurer). Elle contribue à une œuvre de clarté, elle est un moyen d'indiquer clairement qu'en présence de tel ou tel problème de valeur qui est en jeu, les différentes positions que l'on peut pratiquement adopter. En outre, elle permet d'indiquer quelles sont les conséquences subsidiaires auxquelles il faudra consentir en vue de telle ou telle fin (problème qui concerne tout technicien lorsqu'il s'agit de choisir un moindre mal, mais avec une différence toutefois : le but est donné préalablement au technicien, alors que pour les problèmes fondamentaux de la science, le but n'est pas donné a priori). Enfin, elle doit permettre aux savants de dire (en toute conviction) que tel parti adopté dérive de telle vision dernière du monde.

La science en principe est susceptible d'obliger l'individu à « se rendre compte du sens ultime de ses propres actes ». Un professeur obtenant ce résultat est au service de « puissances morales », à savoir le devoir de faire naître en l'âme des autres la clarté et le sens des responsabilités. Ces opinions ici exposées ont « pour base la condition fondamentale suivante : pour autant que la vie a en elle-même a un sens et qu'elle se comprend d'elle même, elle ne connaît […] que l'incompatibilité des points de vue ultimes possibles, l'impossibilité de régler leurs conflits et par conséquent la nécessité de se décider en faveur de l'un ou de l'autre ». Notre destin est de vivre à une époque indifférente à Dieu et aux prophètes.

Quelle position adopter devant le fait qu'il existe une théologie qui prétend au titre de science ? La théologie est une rationalisation intellectuelle de l'inspiration religieuse. Il n'existe pas de science entièrement exempte de présuppositions et aucune ne peut apporter la preuve de sa valeur à qui les rejettent. Toute théologie accepte la présupposition que le monde doit avoir un sens, la question qui se pose est alors de savoir comment il faut interpréter ce sens pour pouvoir le penser, démarche identique à celle de Kant qui, partant de la présupposition « la vérité scientifique existe et elle est valide », se demande ensuite quelles sont les présuppositions qui la rendent possible. La théologie nous explique comment accepter les présupposés religieux parfois douteux : ils appartiennent à une sphère qui se situe au-delà des limites de la science. Elle ne constitue donc pas un « savoir » au sens habituel du mot, mais un « avoir », en ce sens qu'aucune théologie ne peut remplacer la foi chez celui qui ne la « possède » pas. Dans toute théologie « positive » le croyant aboutit à un point où il ne pourra faire autrement qu'appliquer la maxime de Saint Augustin : je crois parce que c'est absurde. Le « sacrifice de l'intellect » constitue le trait caractéristique et décisif de tout homme pratiquant.

S'il est vrai que la religion peut contribuer à renforcer la solidarité entre les hommes, il est douteux d'inscrire la dignité de ce lien dans une religion unique. Les prophéties n'ont d'autres résultats que de former des sectes de fanatiques, jamais de véritables communautés. Mais il vaut mieux moralement se donner sans conditions à une religion que de ne pas chercher à voir clair dans ses choix derniers en se réfugiant dans un relativisme précaire : rien ne s'est encore fait par l'attente. C'est pourquoi il faut se mettre au travail pour répondre aux demandes de chaque jour dans sa vie d'homme comme dans son métier. Et ce travail sera simple et facile si chacun trouve le démon qui tient les fils de sa vie.


II. Le métier et la vocation d'homme politique.


La politique est la direction du groupement politique appelé Etat ou bien l'influence qu'on exerce sur cette direction. On la retrouve soit entre les Etats, soit entre les divers groupes à l'intérieur d'un même Etat. L'Etat se définit sociologiquement par le moyen spécifique qui lui est propre : la violence physique. Tout homme qui fait de la politique aspire au pouvoir – soit parce qu'il le considère comme un moyen en vue d'autres fins, idéales ou égoïstes, soit qu'il le désire pour lui même en vue de jouir du sentiment de prestige qu'il confère.

Il existe trois fondements de la légitimité, trois formes « pures » qui légitiment l'obéissance : l'autorité traditionnelle, l'autorité charismatique et l'autorité légale rationnelle. L'autorité traditionnelle est l'autorité qui découle des coutumes sanctifiées par leur validité immémoriale et par l'habitude enracinée en l'homme de les respecter (celle du patriarche ou du seigneur terrien d'autrefois). L'autorité charismatique se fonde sur la grâce personnelle d'un individu, elle se caractérise par le dévouement tout personnel des sujets à la cause d'un homme et par leur confiance en sa seule personne en tant qu'elle se singularise par des qualités prodigieuses (celle du prophète, du chef de guerre élu, du souverain plébiscité, le grand démagogue ou le chef d'un parti politique). L'autorité légale rationnelle s'impose en vertu de la croyance en la validité d'un statut légal et d'une compétence positive fondée sur des règles établies rationnellement, en d'autres termes, elle est fondée sur l'obéissance à des obligations conformes au statut établi (pouvoir tel que l'exerce le « serviteur de l'Etat » moderne, ainsi que tous les détenteurs du pouvoir qui s'en rapprochent sous ce rapport).

Toute entreprise de domination a besoin d'assurer une continuité administrative par un état major et des moyens matériels de gestion.
L'état major administratif oriente l'activité des sujets par leur obéissance aux détenteurs de la force légitime, il figure l'aspect extérieur de l'entreprise de domination politique. Son obéissance se fonde moins sur les conceptions de la légitimité exposées plus haut que sur la rétribution matérielle et l'honneur social. Les moyens matériels de gestion recouvrent les biens matériels nécessaires le cas échéant pour exercer la force physique (grâce à l'obéissance de l'état major).

Il existe deux types de relation possible entre l'état major et ses moyens matériels de gestion qui permettent de distinguer le pouvoir despotique et le pouvoir bureaucratique. Soit les détenteurs du pouvoir sont eux-mêmes propriétaires des moyens de gestion (bâtiments, moyens financiers, matériel de guerre), dans ce cas, on a un groupement structuré en « états », le souverain ne gouverne qu'avec l'aide d'une aristocratie indépendante et partage de ce fait le pouvoir avec elle. C'est le pouvoir despotique. Soit l'état major est coupé des moyens de gestion comme le prolétaire l'est des moyens de production matériel dans l'entreprise capitaliste, le souverain s'appuie sur des couches sociales dépourvues de fortune et de tout honneur social. Par conséquent ces derniers dépendent entièrement de lui et ne peuvent concurrencer son pouvoir. C'est le pouvoir bureaucratique.

L'Etat bureaucratique est ce qui caractérise le mieux le développement rationnel de l'Etat moderne. Le développement de l'Etat moderne a pour point de départ la volonté du prince d'exproprier les puissances privées indépendantes. Il est donc un groupement institutionnel de domination qui cherche à monopoliser, dans les limites d'un territoire, la violence physique légitime comme moyen de domination et qui, dans ce but, réunit dans les mains de ses représentants les moyens matériels de gestion. Il exproprie les individus qui en disposaient autrefois par leur droit propre et se substitue à eux au sommet de la hiérarchie.

Avec le développement de l'Etat moderne, on voit apparaître alors une nouvelle sorte d'homme politique : les « hommes politiques professionnels ». Il y a deux manières de faire de la politique : soit d'une manière occasionnelle (lorsque nous votons par exemple), soit en la pratiquant comme profession (en tant que représentant). Il existe également deux catégories d'homme politique professionnel : ou bien il vit « pour » la politique (celui qui en fait le but profond de sa vie) ou bien il vit « de » la politique (celui qui voit dans la politique une source permanente de revenu). Cette distinction est économique, mais toute couche dirigeante se sert de sa situation dominante pour vivre également « de » la politique et pour valoriser ses propres intérêts.

Un Etat dirigé par des hommes qui vivent exclusivement « pour » la politique signifie nécessairement que les couches dirigeantes se recrutent de façon ploutocratique. Exercer sans rétribution la politique nécessite une fortune personnelle ; si on démocratise le pouvoir, il faut rémunérer les individus qui l'exercent, on parle alors d'emplois politiques. Les luttes partisanes non donc plus seulement des buts objectifs, mais s'expliquent surtout pour le contrôle de la distribution de ces emplois.

L'évolution qui transforme la politique en une « entreprise » exige une formation spéciale de ceux qui participent à la lutte pour le pouvoir et qui en applique les méthodes. Elle aboutit à une division des fonctionnaires en deux catégories : les fonctionnaires de carrière (ceux qui quittent leur poste à la suite d'un changement de majorité parlementaire, d'un changement de cabinet) et les fonctionnaires politiques (on peut les déplacer à volonté, les mettre en disponibilité comme les préfets en France). Comme dans une entreprise le ministre est avant tout le représentant de la constellation politique au pouvoir ; il a donc pour tâche de faire appliquer le programme de cette constellation. Les choses ne se passent pas autrement dans une entreprise privée.

L'entreprise politique est une entreprise d'intérêt. Seul un petit nombre d'hommes intéressés par la vie politique recrutent des partisans, se portent comme candidats, recueillent les moyens financiers nécessaires et vont à la chasse aux suffrages. Les citoyens qui ont le droit de vote se divisent en éléments politiquement actifs et en éléments politiquement passifs. L'existence de chefs et de partisans, d'un corps électoral actif et passif constitue des conditions indispensables à toute vie politique.

Les hommes politiques professionnels cherchent à parvenir au pouvoir grâce à la puissance d'un parti politique qui brigue des voix sur le « marché électoral », sans jamais utiliser autre chose que des moyens raisonnables et pacifiques. Tous les partis ont constaté l'intérêt de réaliser un programme unique et adopté par de larges couches sociales dans le pays. Mais alors qu'auparavant on avait une domination des notables et des parlementaires dans la distribution des emplois, on a à présent dans la structure moderne des partis une nouvelle sorte de domination qui tient à la nécessité d'organiser les masses selon les règles de la démocratie : ce sont les réunions de militants qui choisissent les candidats. Il y a donc une décadence de la domination des notables et des parlementaires au profit d'individus qui font de l'activité politique leur profession principale, ils prennent en main l'entreprise politique devenue une véritable machine. Seul celui que la machine est prête à suivre peut devenir le chef. L'institution de ces machines signifie l'entrée en jeu des démocraties plébiscitaires.

La puissance de la parole démagogique est décisive pour mettre en mouvement les masses. Ces moyens qui la plupart du temps n'ont qu'un caractère purement émotionnel, sont du genre de ceux qu'adopte l'Armée du Salut. On peut appeler cet état de choses une « dictature fondée sur l'exploitation et l'émotivité des masses ». La machine plébiscitaire s'est développée de bonne heure en Amérique parce que le chef de l'exécutif y était en même temps le maître de la distribution des emplois et un président élu par plébiscite. En outre avec la séparation des pouvoirs, il était presque totalement indépendant du parlement dans l'exercice de ses fonctions. Au lendemain d'une élection présidentielle, les partisans du candidat victorieux se voyaient offrir en récompense quantité d'emplois. C'est ce qu'on appelle le « spoil system » : l'attribution de tous les postes fédéraux aux partisans du candidat victorieux. La figure d'homme politique qui monta à la surface grâce à ce système de la machine plébiscitaire fut celle du boss : « un entrepreneur politique capitaliste, pourvoyeur de voix électorales pour son profit et à ses risques et périls ». Il est devenu un élément indispensable du parti car tout est centralisé entre ses mains. Contrairement au leader anglais il travaille dans l'obscurité, il n'accepte aucun poste officiel sinon celui de sénateur. Il n'a pas de doctrine ferme, pas de principe politique ferme ; ce qui l'intéresse c'est seulement de ramasser le plus de voix possibles.

Quand les partis sont dirigés par des chefs plébiscitaires, il s'en suit une « perte d'âme » chez ses partisans. Ainsi organisés, ils ne sont utiles que s'ils sont comme en Amérique, embrigadés dans une machine que ne vient pas perturber l'originalité personnelle. Ou bien une démocratie admet à sa tête un vrai chef et par suite accepte l'existence d'une « machine », ou bien elle renie les chefs et elle tombe alors sous la domination des « politiciens de métier » sans vocation, qui ne possèdent pas de qualités charismatiques, et c'est alors le « règne des factions ».

Trois qualités déterminantes constituent la vocation d'un homme politique : la passion, la responsabilité et le coup d'œil. La passion au sens « d'objet à réaliser », c'est-à-dire le dévouement passionné à une cause. La responsabilité, car la passion seule ne suffit pas, il faut lui adjoindre une sorte « d'étoile polaire » qui oriente notre activité de façon déterminante. Enfin le coup d'œil est la qualité psychologique de l'homme politique, c'est la faculté de laisser les faits agir sur lui dans le recueillement et le calme intérieur de l'âme. C'est par conséquent « savoir maintenir à distance les hommes et les choses ». L'absence de détachement est selon Weber un des péchés mortels de l'homme politique.

La « force » d'une personnalité politique signifie en tout premier lieu qu'elle possède la qualité du détachement, on fait de la politique d'abord avec la tête. Elle doit également se méfier de la vanité qui pousse l'homme politique à deux sortes de péchés mortels
: ne défendre aucune cause ce qui conduit à rechercher l'éclat du pouvoir au lieu du pouvoir réel ; et n'avoir pas le sentiment de sa responsabilité qui conduit à ne jouir du pouvoir que pour lui-même, sans aucun but positif. Le résultat final de l'activité politique répond rarement à l'intention primitive de l'acteur, il peut être même paradoxal. Mais cela ne veut pas dire qu'il ne sert à rien de se mettre au service d'une cause, sinon l'action perdrait tout son sens. Quant à la nature même de la cause elle dépend des convictions personnelles de chacun. L'homme politique peut chercher à servir des fins nationales, humanitaires, sociales, éthiques. Il peut également être soutenu par une croyance au progrès, comme il peut la récuser. Mais dans tous les cas « une foi est nécessaire » sinon le succès politique apparemment le plus solide rejoindra dans la malédiction l'inanité de la créature.

L'homme politique doit considérer la « responsabilité devant l'avenir », tout le reste dénote une absence de dignité et se paiera un jour ou l'autre. Une éthique en politique doit tenir compte du fait que toute politique utilise comme moyen spécifique la force, son moyen spécifique étant l'usage de la violence légitime. La question ici est bien le moyen, car sur les fins, tous les adversaires revendiquent avec la même sincérité subjective, la noblesse de leurs intentions ultimes.

Toute activité orientée selon l'éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées : l'éthique de conviction et l'éthique de responsabilité.
L'éthique de conviction
empêche toute discussion et attribue les conséquences fâcheuses d'un acte au monde ou à la sottise des hommes, et non à la responsabilité de l'agent. Son partisan ne peut supporter l'irrationalité éthique du monde. Il est un « rationaliste » cosmo-éthique (il croit en l'universalité de ses principes moraux). L'éthique de responsabilité
exige que l'on réponde de ses actes en
comptant avec les défaillances communes de l'homme et que l'on ne se décharge pas sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant que l'on peut les prévoir.

Une éthique doit prendre en compte que pour atteindre des fins « bonnes », il faut compter parfois sur des moyens moralement malhonnêtes et sur l'éventualité de conséquences fâcheuses. Le problème de l'irrationalité du monde a été la force motrice du développement de toutes les religions. Or le bien n'engendre pas toujours le bien : l'on constate bien plutôt le phénomène inverse. A toute révolution enthousiaste succède la routine quotidienne, la foi inévitablement retombe car elle est récupérée par les techniciens de la politique et justifie leur domination. C'est pourquoi les partisans victorieux d'un chef combattant pour ses convictions dégénèrent en une masse de vulgaires salariés.


Conclusion


La vocation de l'homme politique consiste à prendre conscience des paradoxes éthiques et de la responsabilité à l'égard de ce qu'il peut lui-même devenir sous leur pression. Il ne doit pas s'effondrer si le monde, jugé de son point de vue, est trop stupide pour mériter ce qu'il prétend lui offrir. Celui qui veut le salut de son âme ou sauver celles des autres doit donc éviter les chemins de la politique qui « par vocation », cherche à accomplir d'autres tâches très différentes et dont on ne peut venir à bout que par la violence. Si l'on cherche à atteindre ces objectifs au cours d'un combat idéologique guidé par une éthique de conviction, il peut en résulter de grands dommage parce qu il y manque la responsabilité des conséquences. Ce n'est pas l'âme qui importe mais la souveraine compétence du regard qui sait voir les réalités de la vie sans fard ; et ensuite, la force d'âme qui est capable de les supporter et de se sauver avec elles. On ne peut prescrire à personne d'agir selon l'éthique de conviction ou de responsabilité, pas plus qu'on ne peut lui indiquer à quel moment il faut suivre l'une ou l'autre. L'éthique de conviction et l'éthique de responsabilité ne sont donc pas contradictoires, elles se complètent l'une l'autre et constituent ensembles un homme qui peut prétendre à la vocation politique : « la politique consiste en un effort tenace et énergique pour tarauder des planches de bois durs ». On aurait jamais pu atteindre le possible si dans le monde on ne s'était pas toujours et sans cesse attaqué à l'impossible.

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